jeudi 24 novembre 2016

"Le contrebandier" ("Le Lys Pourpre" 1) : chapitre 1

Extrait 2 de "Le contrebandier" ("Le Lys Pourpre" tome 1)
par Sklaerenn Baron (copyright)



Création de Chocolat Design.
Chapitre 1 : l'embuscade
 
Au couvent des Sœurs de Sainte-Cécile, dans la bonne ville de Grenoble, un joyeux pépiement de voix juvéniles remplaçait le recueillement habituel. Les pensionnaires du couvent, jeunes nobles envoyées là pour achever leur éducation, allaient passer quelques jours en famille avant de revenir entre les murs austères de l’internat pour le Carême. Et chacune se promettait de faire ample provision de gaieté avant d’aborder cette traditionnelle, mais bien peu appréciée, période de pénitence.

Toutefois, certaines quittaient définitivement le couvent, telle cette jeune fille rieuse qui ne cessait de bavarder en préparant ses bagages. En ce début de printemps 1789, Alix de la Chaussée d’Arville, quinze ans passés, était grande et fine ; son visage au teint clair dans lequel deux yeux verts à l’expression malicieuse retenait toute l’attention, était rehaussé d’une cascade de boucles dorées, selon la mode d’alors. Sa voix et ses manières trahissaient une santé et une joie de vivre éclatantes, mais aussi une activité débordante où transparaissait par instants un caractère volontiers autoritaire et parfois même moqueur.

Tout entière à son bonheur d’échapper enfin à l’ambiance sévère du pensionnat et de retrouver le grand air de ses montagnes, elle aborda Béatrice, une de ses compagnes, et esquissa avec elle un pas de danse en fredonnant un air grivois :

— Jeanneton prend sa faucille, la rirette, la rirette ! Jeanneton prend sa faucille, pour aller couper les joncs ! Pour aller couper les joncs !

— Alix, voyons ! gloussa sa comparse.

Béatrice était pourtant habituée aux frasques de son amie. Celle-ci, très éprise de liberté, était restée rebelle sous ses apparences policées, et les règles strictes des religieuses n’avaient pas réussi à la dompter.

— Allons, Béatrice, chante avec moi ! Nous quittons enfin cette prison, cela ne mérite-t-il pas une petite chanson ? D’autant que nous allons faire notre entrée dans le monde à l’automne, pour nos seize ans ! Toi à Paris, et moi à Grenoble, d’abord, puis je ne sais où. À nous six mois d’essayage de robes et d’apprentissage de ces secrets terriblement féminins, comme la pose des mouches et toutes ces choses frivoles que n’oseraient jamais nous enseigner les nonnes !

— En ce qui me concerne, je ne dis pas, mais toi, tu détestes ça.

— Je suis prête à faire quantité d’efforts inimaginables pour retrouver la Chaussée d’Arville et courir à nouveau dans les bois !

Béatrice leva les yeux au ciel.

— Oui, et te bagarrer comme le garçon manqué que tu es !

Alix fit une petite moue comique. C’était là une chose qu’elle ne pouvait nier. Elle était née à la place de l’héritier mâle espéré par son père et était restée fille unique à cause de la fragilité de sa mère. Son père, le marquis de la Chaussée d’Arville, issu d’une vieille lignée de la noblesse d’épée, l’avait alors élevée comme un fils, répartissant son temps entre l’équitation et les passes d’armes en sa compagnie, les parties de chasse et l’initiation à la nature avec son intendant, Bradroc, ainsi que les leçons d’histoire, de latin, de mathématiques et de sciences de M. Jolivet, le précepteur qu’il avait engagé.

Plutôt intrépide, Alix s’était épanouie grâce à cette éducation hors normes. Désormais, il en fallait beaucoup pour l’affoler et elle se plaignait rarement de ce qui pouvait lui arriver. Ce n’était pas une de ces jolies courtisanes de la Cour, prêtes à s’effondrer, victimes des « vapeurs ». Jamais les sels n’avaient été utilisés sur elle, ce qui lui conférait un sentiment secret de fierté. Elle ne faisait pas de malaise pour un rien, elle ! Elle ne craignait pas les longues randonnées à cheval ni les parties de chasse en pleine montagne, bien au contraire.

La marquise réprouvait un peu cette manière de faire, mais voyant le bonheur de son mari et de sa fille – et incapable de s’y opposer –, elle n’avait rien dit. Cependant, au douzième anniversaire d’Alix, sa mère avait exigé qu’on lui procurât enfin l’éducation convenable qu’une personne de son rang devait recevoir. Le marquis s’était incliné, reconnaissant qu’Alix devenait trop grande pour se comporter comme un garçon.

Originaire de Savoie, duché appartenant au royaume de Piémont-Sardaigne et non au royaume de France, l’enfant avait néanmoins été envoyée à Grenoble, où elle avait passé presque trois ans au couvent des Sœurs de la Rédemption. Il faut dire que la Savoie vivait en complète osmose avec la France sur le plan culturel et il était donc naturel pour la noblesse de cette région de se tourner vers le grand pays voisin pour assurer l’éducation de ses fils et filles.

Lorsque Alix rentrait chez elle pour les congés, les leçons maternelles prenaient le relais, toujours complétées par celles de M. Jolivet. Littérature, danse, broderie, musique et autres savoirs féminins n’eurent bientôt plus de secrets pour elle. Tout cela sans compter les enseignements de sa nourrice, Faustine, qui l’avait initiée aux secrets des femmes soignantes, étant elle-même guérisseuse.

— Exactement ! répliqua Alix d’un ton énergique. Peut-être même irai-je me promener nue sous la lune pour fêter cela !

Et tandis que son amie ouvrait de grands yeux offusqués, la jeune fille éclata de rire avant de reprendre avec entrain :

— En chemin, elle rencontre, la rirette, la rirette ! En chemin, elle rencontre quatre jeunes et beaux garçons ! Quatre jeunes et beaux garçons !

Catastrophe ! Ce fut le moment que choisit une religieuse pour pénétrer dans le dortoir. La chanson lui parvint aux oreilles et la laissa scandalisée :

— Mademoiselle de la Chaussée d’Arville ! Mademoiselle de Bray ! Comment pouvez-vous vous comporter de la sorte ? Voulez-vous donc être convoquées dans le bureau de la Mère supérieure pour votre dernier jour ? Pensez-vous que ce soit là une attitude digne de jeunes filles de votre rang ?

Les deux demoiselles rougirent, étouffèrent un petit rire amusé et reprirent leur travail. La religieuse, qui était encore jeune, ne put s’empêcher de sourire à son tour et, faisant preuve d’indulgence, leur tourna le dos pour poursuivre son inspection des chambrées.

— Que vas-tu faire, maintenant ? demanda Alix à son amie.

— Je vais retrouver mes parents à Paris. Dieu sait si j’aurais préféré rester dans la région, par exemple ! Et aller rendre visite à mon oncle et ma tante.

— Oui, pouffa Alix. Surtout à ton grand cousin ! Comment s’appelle-t-il, déjà ?

— Je ne te l’ai jamais dit et je ne te le dirai pas. Tu serais capable de ne pas te contrôler et de parler des sentiments que j’éprouve pour lui dans une conversation par simple étourderie.. Ou même devant lui, si par hasard tu venais à le rencontrer, ce qui serait pire encore.

— Béatrice ! protesta son amie en riant. Est-ce vraiment mon genre ?

— Tout à fait ton genre !

Alix fit la moue, puis dut reconnaître qu’elle n’était guère douée pour garder un secret. Non que ça l’intéressât de cancaner, mais elle avait tendance à être trop spontanée et trop franche. Elle disait ce qu’elle pensait, si bien qu’elle commettait parfois des maladresses irréparables.

— Tu sais, je ne fréquente guère les jeunes gens de la région, allégua-t-elle néanmoins. Je ne risque pas de le croiser.

— Oui, d’habitude, tu es bien plus occupée à battre la campagne avec ton vieux Bradroc ou ton amie Marianne. Mais cela va changer. Bientôt, tu seras présentée à tous les partis à marier, tout comme moi, d’ailleurs.

— Ne faudrait-il pas que je sache alors qui est ton cousin, afin d’être bien froide avec lui s’il devait succomber à mon charme et le rediriger vers toi ? insista Alix, taquine.

— Certainement pas ! Je ne veux pas qu’il puisse se douter de quoi que ce soit !

— Ma foi, si tu es aussi troublée devant lui que tu l’es lorsque tu parles de lui, il doit certainement déjà savoir à quoi s’en tenir.

Agacée, Béatrice jeta son oreiller sur la malicieuse Alix qui l’esquiva en riant.

 

Peu de temps après, un carrosse, tiré par deux chevaux et guidé d’une main sûre, s’arrêtait devant la grille du couvent. Alix fit le tour de ses compagnes pour un au revoir rapide. En dehors de Béatrice, qu’elle espérait retrouver bientôt puisqu’elle l’avait invitée à passer quelques semaines chez elle, durant l’été, elle n’était guère attristée de quitter les autres. Pour finir, l’espiègle jouvencelle salua sa maîtresse de pensionnat de sa plus belle révérence ; celle-ci ne la libéra pas avant les derniers conseils d’usage :

— Vous m’avez donné du mal, Alix de la Chaussée d’Arville, mais vous êtes de noble sang et d’excellente constitution. Je ne doute pas que vous serez une femme accomplie.

Enfin, Alix se précipita vers la voiture, saluant le conducteur d’un geste de la main. C’était Paul, un des palefreniers du château familial qui avait eu cet honneur. À l’intérieur, dès que ses yeux furent accoutumés à la pénombre, Alix reconnut Faustine qui l’attendait. Près d’elle se tenait Marianne, sa petite dernière. D’un an et demi la cadette d’Alix, aussi blonde que son amie était brune, la jeune fille avait passé toute son enfance en sa compagnie et l’avait suivie partout pendant des années. L’aristocrate les embrassa avec affection.

— M. Jolivet n’est pas du voyage ? s’enquit-elle, à propos de son précepteur.

— Non, répondit Faustine avec un petit sourire. Le pauvre a fait une malencontreuse chute et s’est foulé la cheville. Votre père a préféré le voir demeurer au château et c’est donc moi qui suis venue vous chercher.

Alix ne put s’empêcher de rire. Il était de notoriété publique que le sieur Jolivet détestait les voyages, surtout dans ces carrosses inconfortables. Au contraire, la nourrice de la descendante d’Arville avait certainement vu là une opportunité de retrouver plus tôt sa protégée et ne s’en plaignait pas.

Deux autres serviteurs à cheval, Bradroc, qu’Alix affectionnait particulièrement, et Benoît, le majordome, escortaient le véhicule ; les routes de France n’étaient pas très sûres, infestées de brigands d’autant plus audacieux que les temps étaient difficiles. À vrai dire, celles de Savoie ne valaient guère mieux. Mais plus les voyageurs étaient nombreux, moins ils risquaient de se faire attaquer. S’ils portaient des épées, leur situation était encore moins hasardeuse, et voilà pourquoi les trois hommes du convoi avaient revêtu des tenues de gentilshommes et exhibaient leur rapière au côté, même si tous n’étaient pas capables de la manier, loin de là.

En réalité, seul Bradroc en connaissait le maniement. En effet, le marquis de la Chaussée d’Arville, homme simple et gai, lui avait très tôt donné quelques leçons d’escrime, pour occuper les solitaires soirées d’hiver au château. Bradroc s’était montré bon élève et des duels courtois avaient souvent eu lieu dans la grande salle. Le marquis avait d’ailleurs coutume de plaisanter à ce sujet, en disant :

— Ce Bradroc est une plus fine lame que son maître. Ceci va à l’encontre des lois de la bienséance, mais qu’y faire ? Je ne puis me résoudre à le jeter dans un cul-de-basse-fosse pour venger mon honneur !

Plus tard, Bradroc avait essayé de transmettre cette science aux autres valets, sans grands résultats, sauf auprès d’un certain Olivier, lequel avait été nommé garde-chasse sur la propriété de la Chaussée. Alix, elle, était une redoutable épéiste, et dans sa prime jeunesse, elle avait même participé avec succès à quelques-uns des duels organisés par son père. Cependant, bien qu’elle se fût habillée comme un garçon pendant des années, il n’aurait plus été convenable qu’elle se déguisât en homme et portât une arme aujourd’hui. À son grand regret.

On partit aussitôt et Alix, dans sa hâte de revoir ses parents et la demeure familiale, demanda au cocher de diligenter les chevaux. Il était tôt et elle pouvait encore espérer coucher le soir même au château. Bientôt, le carrosse avait quitté la ville et roulait en pleine campagne, cahotant et brinquebalant. Alix, à l’intérieur du véhicule, pressait Faustine et Marianne de questions. Elle voulait tout savoir de ce qui s’était passé en son absence, tant en Savoie qu’ailleurs.

Elle apprit qu’au royaume de Piémont-Sardaigne, les mauvaises récoltes des années 1780 avaient appauvri les campagnes sans qu’elles aient encore pu s’en relever, et l’on voyait à Chambéry, par exemple, une prolifération de loges maçonniques qui réclamaient des changements à cor et à cri. Néanmoins, à Arville et aux alentours, le marquis veillait au bien-être de ses paysans et ne les pressurait pas d’impôts, ce qui n’était pas le cas partout. Il était également tolérant, ce qui lui valait en retour le respect et la bienveillance de ses administrés. S’il avait un garde-chasse, il laissait souvent faire les braconniers, lesquels ne débusquaient généralement le gibier que pour se nourrir. Et même si la chasse était en théorie un privilège de la noblesse, le marquis fermait les yeux.

La situation n’était guère différente en France, voire pire : le peuple avait faim et il était bien plus violent que dans le Piémont, comme poussé à bout. Ainsi, à Grenoble, presque un an auparavant déjà, la foule en colère avait brisé les vitres de la maison municipale, puis, très vite, avait enfoncé la porte et s’était précipitée comme une vague puissante à l’intérieur, sous les applaudissements de tous les spectateurs. Aussitôt, volets, chaises, tables, sofas, livres et papiers avaient plu par toutes les fenêtres du palais. Y avait succédé une averse de tuiles, que les insurgés avaient jetées sur les soldats. L’affaire avait fait grand bruit, on devinait que quelque chose couvait. Et à dire vrai, le règne du roi Louis le Seizième ne prenait pas une tournure des plus paisibles.

La grande peur d’Alix, cependant, ne résidait pas dans la situation économique et politique de sa région ou du pays voisin, mais bien plutôt dans celle de Marianne : elle savait que son amie d’enfance, à presque quatorze ans, était désormais en âge de travailler, et elle avait craint, en partant après Noël au pensionnat, de ne point la retrouver à son retour. Elle apprit alors avec soulagement que Marianne avait été embauchée au château comme chambrière.

— Quelle bonne idée ! s’exclama Alix. Il est vrai qu’Antoinette avait du mal à s’en sortir seule ! Le château est tellement grand et il y a tant à faire ! J’espère quand même que nous pourrons encore nous promener, toi et moi, comme par le passé ! Nous sommes sœurs de lait, il serait injuste de nous séparer !

— C’est bien ce qu’a pensé Madame la marquise, répliqua Faustine avec un sourire. Et elle se doutait que la nouvelle vous ferait plaisir, Mademoiselle la comtesse.

Faustine avait toujours considéré que la fille du marquis portait réellement le titre de comtesse. En réalité, n’étant pas de sexe masculin, Alix n’y avait pas droit, mais par courtoisie, tout le monde la désignait ainsi.

— Faustine, lorsque nous sommes entre nous, ne pourrais-tu me tutoyer comme tu le faisais autrefois ? Tu es toujours ma nourrice, tu sais.

Faustine était bien plus que cela, à vrai dire. Deux jours avant la naissance d’Alix, cette brave femme avait perdu un bébé, un garçon qui, s’il avait vécu, n’aurait eu qu’un mois de plus qu’Alix. Lorsque celle-ci vint au monde, sa mère, de faible constitution, ne pouvait la nourrir et on la confia donc à celle qui deviendrait sa nourrice. Encore endeuillée, Faustine s’était attachée au nouveau-né de toutes ses forces, comme une seconde mère. Non seulement elle l’avait nourrie, mais elle l’avait aussi souvent gardée lorsque la marquise était malade ; elle l’avait élevée en grande partie et lui avait appris nombre de choses précieuses à savoir. Sans compter qu’elle lui avait donné la fessée plus souvent qu’à son tour, laquelle était généralement méritée, devait reconnaître Alix avec honnêteté.

La brave femme rougit et hocha la tête.

 

Les chevaux trottaient sur la route pierreuse avec allégresse. L’équipage avait parcouru plus de sept lieues et avait dépassé Crolles, au nord-est de Grenoble. La propriété de la Chaussée d’Arville se situait en effet dans les montagnes, à environ cinq lieues de Chambéry. Les voyageuses, jusqu’ici toutes au plaisir de leurs retrouvailles et de la conversation, commençaient à montrer des signes de fatigue lorsque l’écho d’un galop retint leur attention. L’équipage traversait une forêt et il restait encore quelque distance pour atteindre le village de La Terrasse où ils espéraient faire halte et se restaurer avant de reprendre leur chemin.

Alix se pencha à la fenêtre et vit approcher un cavalier, galopant vers eux à toute allure. Il était jeune et avait fière allure, pour le peu qu’elle pût en juger. Brun, très grand, les épaules carrées, habillé en gentilhomme. À cette distance, elle ne pouvait rien distinguer de plus, sauf qu’il se tenait fort bien en selle, faisant corps avec sa monture, accompagnant du bassin les mouvements de son cheval, un magnifique étalon de couleur gris foncé, ce qui dénotait un cavalier émérite. En connaisseuse chevronnée, elle ne pouvait qu’apprécier son maintien.

— Oh, le bel homme ! s’exclama-t-elle spontanément, tandis que Marianne approuvait d’un hochement de tête admiratif et que Faustine, tenue par son rôle de chaperon, se scandalisait d’une attitude aussi déplacée.

Alors que leurs routes allaient se croiser, un cri strident s’éleva et soudain, une demi-douzaine de malandrins surgit des buissons, à quelques toises de la voiture, obstruant le passage dans les deux sens. Retraite coupée, le véhicule dut stopper immédiatement. Tout de suite, l’aspect des assaillants interpella Alix : ils étaient vêtus proprement et avaient l’épée à la main, preuve qu’ils savaient manier la lame. Fallait-il en déduire qu’ils n’étaient pas des bandits de grands chemins, mais plutôt des tueurs missionnés ?

Quoi qu’il en fût, ils se précipitèrent aussitôt sur le cavalier, dédaignant le coche, ses occupantes et son escorte. Sans doute en voulaient-ils plus à la vie du jeune homme qu’à sa bourse, car ils ne prononcèrent pas un mot et l’attaquèrent sans préambule. Mais il dégagea sa rapière en un clin d’œil et riposta aussitôt, apparemment à peine surpris par cette attaque inattendue. Cherchant à éviter l’encerclement, il se rapprocha du carrosse que des duellistes acharnés entourèrent bientôt.

Devant le danger, Bradroc mit à son tour la main à l’épée pour défendre les passagères et prêter assistance au jeune cavalier. Benoît, en revanche, s’écarta immédiatement, tandis que Paul restait sur son siège, tétanisé par la terreur. Faustine et Marianne ouvraient de grands yeux affolés sur le combat qui se déroulait devant elles. Alix, quant à elle, trépignait sur place, suivant tous les mouvements des adversaires.

— Bradroc, prends garde ! s’écria-t-elle soudain.

Elle ne pouvait s’empêcher de frissonner d’angoisse autant que d’excitation. Les leçons d’escrime de son enfance et les souvenirs des bagarres avec les gamins du village remontaient à la surface, diffusant l’adrénaline dans ses veines. Une part d’elle était presqu’aussi terrifiée que sa nourrice, mais l’autre regrettait d’être une fille obligée de porter une robe et de ne pouvoir participer au combat.

Encourageant ses compagnons de la voix, elle dégaina la petite dague italienne que lui avait offerte son père à son septième anniversaire, prête à défendre la portière du carrosse et ses occupantes s’il le fallait. La bataille prenait une tournure diabolique : les spadassins s’acharnaient, juraient, sautaient, se fendaient. Les épées se croisaient, cliquetaient avec une rapidité infernale et leur pointe effleurait parfois le véhicule. Brusquement, Faustine et sa fille poussèrent un cri strident, tandis qu’Alix se rattrapait de justesse au montant de la portière : un des chevaux de l’attelage avait été blessé dans l’escarmouche et s’était écroulé, entraînant avec lui le carrosse qui basculait. Par chance, il vint s’appuyer contre un tronc d’arbre, ce qui l’empêcha de verser complètement dans le fossé.

Fort heureusement, les attaquants étaient de médiocres bretteurs et le jeune cavalier parvenait à esquiver les coups sans trop de peine. Mais l’un des brigands blessa son cheval, lequel s’écroula soudain sous lui. L’inconnu sauta à terre avec agilité et, protégé d’un côté par l’attelage du carrosse, de l’autre par sa monture, il poursuivit l’assaut. L’animal, affolé, lançait de terribles ruades et lui faisait de son corps un rempart que les bandits hésitaient à franchir.

Néanmoins, le jeune homme se fatiguait, sa résistance fléchissait. Alix devait faire quelque chose. Lorsque les assaillants en auraient fini avec leur victime, nul doute qu’ils se tourneraient vers eux pour supprimer les témoins de leur crime. Hélas, leur véhicule était immobilisé. Ils étaient coincés, sans espoir de se dégager rapidement.

Alix se tourna vers Paul, toujours tétanisé sur son siège, lui désignant de la main l’animal blessé qui gisait sur le chemin. Dans un regain de courage, il se redressa pour détacher la bête et l’éloigner, mais s’écarta aussitôt des bretteurs, épouvanté. Benoît, lui, du haut de sa monture, faisait de son mieux pour écarter les coupe-jarrets du carrosse.

Alix l’interpella :

— Benoît, donne-moi vite tes pistolets et va les aider ! cria-t-elle en désignant Bradroc et l’inconnu.

— C’est que je ne suis pas habile avec une épée ! protesta-t-il.

— Mais tu as ton bâton ! Fais vite !

Benoît hésita une seconde avant de se rendre aux arguments de la jeune fille à qui il tendit ses armes. Puis, sortant son immense gourdin noueux de sa ceinture, il s’élança sur sa monture, prit les bandits à revers et en assomma deux proprement en un mouvement circulaire, débarrassant Bradroc de ses agresseurs. On aurait dit un paysan fauchant les blés en été.

Se penchant par la portière, Alix fit feu, touchant un des assaillants qui recula aussitôt sous le couvert des bois. Un autre tomba à terre sans qu’elle sût s’il était mort ou juste blessé – elle espérait de tout cœur que cette deuxième hypothèse était la bonne. Bradroc, libre de ses mouvements, se fendit en avant et désarma un troisième brigand qui prit la fuite à son tour.

Cependant, le dernier assassin n’entendait pas se rendre si aisément. Contournant le cheval estropié du jeune cavalier, il parvint à frapper sa cible avant que Bradroc se jetât sur lui. Il l’évita et se saisit d’une trompe. Tout en se défendant, il en joua alors autant qu’il put, jusqu’à ce que l’intendant le transperçât d’une passe d’arme habile. Marianne poussa un cri et Alix retint un sursaut. C’était la première fois qu’elle voyait quelqu’un se faire tuer au cours d’un duel et elle en était secouée.

Elle n’eut cependant pas le temps de s’appesantir sur son ressenti, car c’est à cet instant que le jeune homme s’effondra, à la limite de l’inconscience, les yeux clos. Le combat était terminé. Bradroc descendit de cheval et releva aussitôt l’inconnu, le soutenant contre lui. Tandis que les blessures des autres hommes n’avaient guère touché Alix, elle fut effrayée de l’état du jeune cavalier quand elle constata sa pâleur. Elle ne voulait pas qu’il mourût, comme celui qu’elle venait de voir trépasser.

— Vous autres, êtes-vous saufs ? s’enquit-elle néanmoins, en s’adressant à l’ensemble des serviteurs.

— Oui, mademoiselle, la rassura-t-on aussitôt. Tout va bien.

— Parfait. Dans ce cas… Faustine, viens vite m’aider à l’examiner ! s’écria-t-elle alors en sautant d’un bond hors du carrosse.

Avec l’aide de sa nourrice, elle ausculta rapidement l’étranger. Sa cuisse présentait une plaie assez profonde, mais aucune artère ne paraissait touchée, car il n’y avait pas de grosse hémorragie. Une chance. En revanche, l’épaule saignait abondamment.

Alix n’eut pas le temps de s’apitoyer. On avait entendu le coup de trompe du spadassin et d’autres tueurs s’approchaient déjà à travers bois, faisant craquer les branches mortes et s’encourageant de la voix. Un galop de chevaux s’élevait aussi dans le lointain, sur la route. Tout en pressant un grand mouchoir sur l’épaule du gentilhomme pour contenir l’afflux de sang, Alix prit conscience de leur situation.

— Tonnerre ! s’écria Bradroc. Les renforts de ces pendards arrivent ! Avec l’attelage à refaire… Nous sommes pris comme des rats dans une souricière !

Visiblement, il lui en coûtait de l’admettre, mais, au-delà de son orgueil blessé, Alix entendit nettement l’angoisse dans sa voix. De la part de cet homme solide qu’elle connaissait depuis sa naissance, il n’y avait rien de plus effrayant.

— Ah non ! Pas vous, Bradroc ! s’exclama-t-elle en tentant de maîtriser le tremblement de sa voix et les battements affolés de son cœur. Si vous baissez les bras, c’est là que nous sommes perdus !


(À suivre)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire