jeudi 24 novembre 2016

Plaidoyer pour que l’on rende ses crocs au vampire

Article paru dans l'Imaginarius, en août 2012.


Vampires et littérature : de la répulsion à l’attirance… et de la fascination au rejet ?

Plaidoyer pour que l’on rende ses crocs au vampire

par Sklaerenn Baron

 
Les vampires… Il suffit de prononcer ce mot pour qu’aussitôt certains se mettent à frissonner de délices en disant « j’adooooore les vampires ! » ou que d’autres fassent la moue, au contraire, en vous cinglant d’un « oh, les vampires, y’en a marre, on en a fait le tour, faudrait changer ! » Ok. J’entends bien que, depuis quelques années, nous avons vu débarquer un flot de romans vampiriques – ou considérés comme tels. Selon certains, d’ailleurs, les vampires sont à la mode depuis Twilight. C’est faux : les vampires sont revenus sur le devant de la scène depuis Buffy contre les vampires, et Twilight a surfé avec succès sur cette tendance, bien que les vampires présentés dans cette saga soient forts différents de tout ce à quoi nous pouvions nous attendre. Et la mode a continué ensuite, entraînant un nouveau flot de littérature vampirique ou pseudo-vampirique.

De là à dire qu’on a fait le tour de la question des vampires, rien n’est moins sûr. Par contre, il est bien évident que l’image du vampire a énormément évolué ces dernières décennies, au point de faire oublier le mythe originel et sa véritable nature. En fin de compte, c’est sans doute justement cela qui agace : le fait que le vampire ait perdu son sens, son sel, sa saveur. Il n’est souvent plus qu’un pâle reflet de lui-même, sans consistance et sans substance. De quoi vouloir le rejeter, en effet. En cette année du 100e anniversaire de la mort de Bram Stoker, maître du genre, ce serait quand même dommage, surtout que le vampire a encore beaucoup à nous dire… à condition de lui redonner ses crocs.
 


Les sources de l’origine du mythe des vampires sont assez variées, et je ne vais certainement pas vous en faire l’historique complet, bien que certains éléments me paraissent intéressants pour mon propos. Mais ce sujet a été maintes fois abordé, et de façon magistrale par plusieurs personnes, et je n’ai aucune envie de faire des redites. Récemment, j’ai ainsi trouvé fort intéressant l’essai d’Estelle Valls de Gomis, Le vampire au fil des siècles : enquête autour d’un mythe, et dans un autre registre, le livre Bit-Lit ! : L’Amour des vampires dirigé par Sophie Dabat, sans parler du Traité de vampirologie d’Edouard Brasey (enfin, de Van Helsing, pardon !). Et parmi les innombrables revues fantastiques (qui ont nécessairement abordé le sujet à un moment ou un autre), il me revient à l’esprit un article paru dans le premier numéro des Soupirs de Ligeia, intitulé Les vampires dans la littérature moderne et rédigé par Adrien Party (prochainement « maître de cérémonie » au salon des Halliennales, en octobre 2012, dont les temps forts s’articuleront précisément autour du mythe du vampire), à la suite de sa conférence donnée au premier salon du vampire, en décembre 2010, à Lyon.

Néanmoins, en nous limitant strictement au mythe du vampire dans notre monde occidental (bien qu’il soit présent aussi dans les civilisations asiatiques, africaines, voire amérindiennes) et sans remonter jusqu’à Lilith ou Caïn, aux lamies ou encore aux stryges, on ne peut parler de vampire sans évoquer ces personnages fondateurs du mythe comme Vlad l’empaleur ou Elisabeth Bathory. Par ailleurs, même en s’en tenant aux vampires dans la littérature, l’on est bien obligé de tenir compte des récits et croyances populaires anciens, des faits divers rapportés par écrit et qui ont nourri les premières légendes vampiriques. 

On se souvient par exemple de ces histoires (dès le Moyen-Âge) mettant en scène ce qu’on appelait alors des « revenants en corps » (et non de purs esprits comme les fantômes), des défunts mâchant leur linceul dans leur cercueil, se relevant de leur tombe pour venir « hanter » leur propre famille. Dans ces récits populaires, le personnage du vampire tient parfois plus du zombie (selon notre mythe moderne) que du vampire proprement dit (toujours selon notre mythe moderne) en ce sens qu’il est bien souvent laid et presque toujours en voie de décomposition. Il n’est juste pas complètement mort. Pas glamour, tout ça. On accuse ces vampires d’être responsables de propager la peste, du fait de leurs corps pourrissant qui circulent au milieu des vivants, et on commence à mettre en place des rituels pour les empêcher d’agir, par exemple en leur mettant quelque chose dans la bouche pour éviter qu’ils ne mastiquent leur linceul. Une des découvertes les plus récentes à ce sujet, c’est celle du « vampire » de Venise, dont Vampirisme.com et ActuaLitté avaient parlé sur leur site respectif à l’époque de la découverte du corps : datant du XVIe siècle, c’est celui d’on avait pratiqué un rituel pour lui interdire de revenir parmi les vivants.

Ce n’est que plus tard qu’est apparue l’idée du vampire se nourrissant du sang des vivants, au XVIIIe environ, à une époque où les récits de cas de vampirisme « avérés » ont connu leur plus grand développement. A ce moment, le vampire n’est plus un cadavre en décomposition qui refuse de rester sagement dans sa tombe, mais il possède déjà un corps « frais » qui a toutes les apparences de la vie et qui saigne abondamment si on lui perce le cœur ou si on lui tranche la tête. Mais même à partir de là, le vampire a continué à subir de nettes modifications au fil du temps.

Bien évidemment, la première grande époque du vampire, c’est le XIXe siècle, avec Bram Stoker, que tout le monde connaît, mais aussi John-William Polidori, dont j’ai redécouvert le texte Le vampire dans le Traité de vampirologie d’Edouard Brasey, ou encore J-S Le Fanu. Le vampire est souvent un homme de la noblesse. Il n’est plus forcément laid, en dépit de ses actes horribles, et il fascine, attire et répugne en même temps. Dans certaines histoires gothiques du XIXe siècle, le vampire se contente de commettre ses actions « sacrilèges » la nuit et revient vaquer à ses occupations auprès de sa famille dans la journée, comme si de rien n’était, tel cette jeune femme de La vampire de Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (que j’ai également découverte dans le Traité de vampirologie de Brasey). D’autres ne semblent même pas conscients de leur nature.

 

Mais l’intéressant dans tous ces vampires, c’est qu’ils représentent une perversion, de par leur nature même. Perversion de la sexualité, de l’érotisme (amour et mort leur sont liés), mais aussi perversion de la vie, par le fait de commettre des crimes, de tuer, mais également d’avoir accédé à l’immortalité et de la donner à d’autres, au cours d’un échange très symbolique. Le vampire transgresse les tabous et incarne la cruauté et le Mal, notion à laquelle il est intrinsèquement lié. Le Mal, quelque chose qui est en nous et hors de nous à la fois, que nous ne comprenons pas toujours et que nous refusons souvent de voir. Dès lors, soit le vampire est maléfique en lui-même, soit il est manipulé par une force maléfique. Parfois révolté contre Dieu (comme Dracula), parfois niant Dieu, parfois payant pour les fautes de ses ancêtres contre l’ordre divin, son état de mort-vivant est, de toute façon, lié à une malédiction. Et par sa seule existence contre-nature, sorte d’aberration, il clame son opposition à la nature, à Dieu, à la norme.

Une des premières questions que l’on se pose alors, c’est : comment peut-il « vivre » alors qu’il est mort ? Qu’est-ce qui l’anime ? L’hypothèse la plus souvent retenue autrefois était qu’un démon l’animait, et que donc, il avait perdu son âme. Cela ne lui faisait pas forcément perdre ses souvenirs, mais l’âme semblait bel et bien le prix à payer pour revenir d’entre les morts et l’on devait accepter de la perdre volontairement pour devenir immortel. C’était pour cela aussi qu’il fallait accepter de boire le sang du vampire, après avoir été vidé du sien, pour devenir vampire à son tour (toute chose que l’on retrouve chez Anne Rice, plus tard). On ne pouvait être changé contre son gré, il fallait accepter le Mal en soi. Voilà pourquoi aussi, sans doute, la transformation en vampire n’était pas immédiate : il fallait « mourir » à sa première existence pour renaître à la nouvelle. Chez Bram Stoker, cette transformation (contamination par le Mal) est lente, et même réversible tant que la mort physique n’a pas encore eu lieu. Mina en est l’illustration parfaite qui, après avoir été corrompue par Dracula, revient du côté obscur vers la lumière. L’échange de sang entre le vampire et celui qu’il va corrompre et transformer à son tour, est donc le symbole de cette contamination, et aussi celui de l’échange de l’âme contre l’immortalité, autrement dit de cette renonciation à l’humanité – et à la part de divin en nous – contre le fait de vivre éternellement. L’utilisation du sang, considéré comme sacré dans toutes les cultures primitives, n’est pas anodine non plus. Le sang, c’est la vie, et le vampire joue avec. Par ailleurs, il y a aussi dans cet échange de fluides l’image d’une relation à un autre niveau, d’ordre sexuel.

De la même façon, dans le mythe classique, un vampire ne peut entrer chez quelqu’un, dans une maison habitée, sans y avoir été préalablement invité, mais une fois qu’on l’a invité, il peut revenir quand il veut. Je me souviens avoir lu une explication fort intéressante sur ce sujet : c’est tout à fait logique si on prend le vampire comme le symbole de la tentation du Mal et la maison comme le symbole de notre cœur ou de notre âme. On peut très bien refuser au Mal de venir en nous, en ne s’y adonnant jamais. Mais une fois qu’on s’y est laissé aller, il est de plus en plus facile d’y succomber. Et la métaphore prend alors tout son sens. Inviter le vampire à entrer, c’est donc faire un premier pacte avec le Mal, un pacte qui n’est pas sans conséquence, car si, dans les histoires, on devient alors la victime du vampire, lequel peut vous tuer ou/et tuer toute votre famille, c’est que, symboliquement, s’adonner au Mal entraîne le monde à sa ruine.

Accepter le sang que le vampire donne après avoir sucé le vôtre (pour engendrer un nouveau vampire), c’est aussi faire un pacte avec le Mal, un pacte d’un autre ordre et aux conséquences encore plus désastreuses, puisqu’on devient soi-même vampire et meurtrier et qu’on perd son âme en échange de l’immortalité et de pouvoirs surhumains. C’est sans nul doute un pacte de type faustien, un pacte avec le Diable. Le vampire est donc un véritable monstre, mais il fascine car il peut nous contaminer et il nous montre que nous pouvons tous devenir des monstres. En réalité, le Bien et le Mal sont en chacun de nous, et le vampire nous montre ce qui arrive lorsqu’on se laisse aller au Mal. C’est pourquoi, aussi, le vampire traditionnel n’a pas de reflet, tout simplement parce qu’il est – ou peut être – le reflet de n’importe lequel d’entre nous.

On comprend que, dans cet ordre d’idées, le vampire n’ait que faire des lois et de l’ordre, qu’ils soient humains ou divins. C’est un hors-la-loi subversif. Il erre de par le monde, se voulant « seul et unique responsable de son destin » comme le disait Jean-Jacques Beinex, et ne rendant de compte à personne. En apparence, il n’est plus soumis à aucune règle, ni celles de Dieu, de la nature, ni celles des hommes. C’est un être provocateur par nature, profondément anarchiste, un être « libre ». Mais j’y mets des guillemets, car cette liberté n’est qu’illusoire puisqu’en réalité, le vampire est gouverné par ses pulsions, ses désirs, ses « soifs », la soif de sang n’étant que le symbole de quelque chose de plus général. Cependant, on voit immédiatement que le message qu’il envoie ainsi au monde est menaçant pour les pouvoirs en place, surtout qu’en plus d’agir de la sorte, le vampire invite les autres à le suivre. Il est en soi un appel permanent à tous les vices, une incitation au Mal personnifiée dans un corps éternellement « vivant », et bientôt éternellement beau et jeune : le vampire étant tentateur se doit désormais d’être beau, telle une incarnation du Diable. Du caractère simplement immortel du vampire, on en est donc arrivé à une créature apparemment magnifique pour l’éternité.

Dès lors, le vampire est intrinsèquement un démon de la tentation, démontrant par ses actes que le sens de la « vie » réside tout simplement dans le fait d’y mordre à pleines dents (au sens littéral et figuré) et que la seule vérité à laquelle on doit se raccrocher est dans cet acte même. Il prouve que n’importe qui peut acquérir des pouvoirs inimaginables pour le commun des mortels à la seule condition de simplement se laisser posséder par le Mal. Il pousse alors les hommes à suivre leur instinct, et non leur raison, prétendant qu’il ne faut pas avoir peur d’être soi-même mais qu’il faut au contraire laisser pousser ses crocs.

Il va donc à contre-courant de toutes les grandes religions, lesquelles affirment, au contraire, qu’il faut se limiter et se restreindre, renoncer au plaisir maintenant pour obtenir le Paradis plus tard. Le vampire, lui, affirme que peu importe le Paradis et l’Enfer, on fait sans eux : le plaisir peut (et doit) être immédiat, dans une éternité passée sur terre ; et la seule chose tangible qui existe et qui compte véritablement, ce sont les désirs, autrement dit les « soifs ». Il démontre alors que c’est en les assouvissant que l’on trouve le plaisir, mais aussi l’immortalité, à l’instar de ce Dieu qu’il défie à chaque instant. Pour lui, l’âme n’a alors aucune valeur. Il n’a pas besoin d’elle pour survivre à la mort. C’est sans doute aussi pourquoi il y renonce si facilement, puisque, de toute façon, c’est le prix à payer. Tout est lié, tout se tient.

 

Pour moi, l’essence du vampire est précisément là, et du coup, j’adhère moins facilement aux histoires où le vampire, tout en buvant du sang, refuse son état et se lamente sur son sort. Louis, d’Entretien avec un Vampire et célèbre parmi les vampires d’Anne Rice, n’est ainsi pas un « vrai » vampire à mes yeux – et Edward Cullen l’est encore moins, sorte de Louis poussé à l’extrême, comme le faisait remarquer Adrien Party dans son article, un Louis épuré et débarrassé de toute trace de violence et d’homosexualité. Je comprends le côté « regrets de la vie humaine » de Louis (pourquoi pas ?) et j’apprécie le fait que, chez Anne Rice, les vampires aient des sentiments (parfois contradictoires) et qu’ils conservent la conscience d’eux-mêmes. Il semble en effet que leur nature humaine d’avant existe toujours, mais sous une forme pervertie et « libérée » (chose que l’on retrouve dans Buffy, plus tard). La grande différence par rapport à « avant », c’est qu’ils sont inhumains, et du coup, ils ne connaissent plus de limites, ni sociales ni morales, ce qui leur permet de tuer sans arrière-pensée, postulat de départ mis en place par Anne Rice. Le hic, c’est qu’on a du mal alors à saisir certains des comportements de Louis et même à concevoir comment il peut exister, puisque c’est apparemment le seul vampire à avoir conservé son âme humaine. Mais pourquoi lui et pas les autres ? On le voit éprouver du remords pour les actes qu’il commet, se croire damné, rejeté par Dieu, et penser que sa place est en Enfer. D’ailleurs, à force de rejeter sa nature, il se crée son propre enfer, car il ne supporte pas d’être un vampire et en veut à Lestat de l’avoir transformé. Ce personnage est donc assez incompréhensible, à l’inverse de son créateur, nettement plus logique, qui assume totalement sa nature vampirique.

Lestat, lui, ne croit en rien : à ses yeux, Dieu n’est qu’une invention qui n’existe pas plus que le Diable (il se fait passer lui-même pour le Diable, c’est dire !). Ce libertin invétéré et cynique agit en suivant uniquement ses pulsions et il use avec grand plaisir du « don obscur » pour dépasser toutes les limites et tabous de la vie humaine. Ceci dit, il préfère le sang des criminels au sang des innocents, mais est-ce vraiment pour une question de morale ou parce que le goût des uns est différent du goût des autres ? Tuer des humains ne le dérange guère, et d’ailleurs, il aime défier toutes les règles, y compris celles des vampires. Lestat est le digne héritier de Dracula, lequel, dans le même ordre d’idées, est aussi parfaitement logique, car n’ayant pas d’âme, il n’a aucun état d’âme (justement) lorsqu’il s’agit d’arriver à ses fins, de tuer des innocents et de pervertir de jeunes demoiselles. Tout cela ne l’empêche pas d’être amoureux, d’une façon assez égoïste cependant, car ne pas avoir de moralité ne signifie pas être incapable d’éprouver des sentiments. Cela me rappelle d’ailleurs une remarque de Drusilla dans Buffy contre les vampires : « Ce n’est pas parce que nous n’avons pas d’âme que nous ne pouvons pas aimer. » Mais même amoureux, Dracula reste un damné qui s’est révolté contre Dieu, un prédateur qui se nourrit des vivants, que ce soit de leur sang ou de leurs émotions, un être pervers qui prend plaisir à pervertir les innocent(e)s.

Cependant, à travers tout cela, on s’aperçoit que le vampire est passé du statut de simple objet de terreur, dans les contes gothiques des XVIIIe et XIXe siècles qui plongeaient avec délices dans des scènes sanglantes et barbares, destinées à faire éprouver de la répugnance au lecteur, au statut de sujet de fiction à part entière. Bram Stoker a entamé cette révolution avec son Dracula. Pourtant, dans son roman, si le vampire est au cœur de l’histoire, il n’en est pas le héros. On parle de lui, mais on ne le laisse pas parler. C’est Van Helsing et ses compagnons qui racontent l’histoire, d’un point de vue entièrement extérieur au vampire. Il faut attendre Anne Rice pour aborder le point de vue du vampire lui-même. Et c’est en cela que ses livres sont absolument géniaux, parce que, pour la première fois, c’est le vampire qui parle. Au début, même s’il nous ressemble, il reste quand même différent, et donc encore un peu menaçant. Mais Anne Rice révolutionne le mythe encore plus profondément, car son mode de narration nous permet de nous identifier au vampire, et non plus simplement à un héros en butte à des phénomènes surnaturels, ce qui est tout à fait nouveau. Dès lors, le vampire fait de moins en moins peur, tout en demeurant fascinant. On en arrive à le comprendre et à trouver « naturelles » ses réactions, ce qui est comble pour un monstre censé être éloigné de nous ; et si cela est encore relativement compréhensible avec Louis, le plus humains de tous ses vampires, dans Entretien avec un vampire, cela devient plus pervers avec Lestat dans Lestat le vampire.

Mais désormais, la porte est ouverte à de nouvelles fictions, avec des vampires qui, tout en se demandant s’ils ont ou non perdu leur âme, se mettent à éviter de boire le sang des hommes (Louis ayant été le premier d’entre eux). Ils deviennent de plus en plus humains, se comportent comme tels et ne sont plus nécessairement mauvais. Ils sont, certes, plus forts que de simples mortels, plus dangereux, et l’amour est encore souvent lié à la mort avec eux, mais la communauté vampirique se met à avoir ses bons et ses mauvais vampires, comme il y a de gentilles et de méchantes personnes dans la société humaine. Il faut pourtant admettre que, tout en permettant de créer des histoires nouvelles, cela fausse le mythe. L’idée de la perte de l’âme pour acquérir l’immortalité n’est plus du tout retenue dans les récits modernes, et d’ailleurs, on ne se pose plus guère la question de savoir ce qui anime les vampires. Ce qui compte, aujourd’hui, ce sont leurs sentiments, leur existence quotidienne, comment ils vivent parmi nous. Et s’ils restent fascinants par leur jeunesse et leur beauté éternelles, leur nature perverse est éclipsée.

 

L’ennui, alors, c’est que le vampire n’a souvent plus guère de sens. N’y aurait-il donc plus de prix à payer pour accéder à l’immortalité, hormis le fait de devoir renoncer au soleil (et encore, dans les récits de Stephenie Meyer, ce n’est même plus franchement le cas) ? Et dans cette hypothèse, si les vampires conservent leur âme, pourquoi certains d’entre eux se comportent-ils encore comme des prédateurs sans scrupule ? On me dira, certes, que des humains se comportent également ainsi et que la question de l’âme n’est sans doute pas la vraie question à poser, le problème relevant plutôt de la psychiatrie. Quoi qu’il en soit, le vampire ne renvoie plus spécifiquement à ces notions de Bien et de Mal, qui sont pourtant fondamentales dans le mythe d’origine. Mais s’il n’est plus qu’un humain légèrement différent (au goût prononcé pour le sang et aux aptitudes physiques hors norme), s’il ne représente plus l’interdit, s’il n’est plus là pour transgresser les tabous, que devient-il ? Un simple prétexte de fiction et de romance, qui permet d’aborder de façon imagée la question de l’autre, du différent ?

C’est clairement ce que sont devenus les vampires de Twilight, les Cullen n’ayant plus rien à voir avec le mythe traditionnel des vampires, et s’éloignant encore fortement de l’évolution récente de ce mythe. Comme je le disais en interview, ce sont même des sortes d’anti-vampires puisqu’ils représentent tout, sauf la tentation – mis à part leur beauté surnaturelle qui fait craquer Bella. Mais ils ressemblent plus à des top-modèles qu’à des avatars envoûtants de Lucifer. De même, la conception des vampires dans des séries telles que Vampire Diaries, Anita Blake ou La communauté du Sud (True Blood à la télévision) pose question : même s’ils restent des individus tentateurs et volontiers violents, ce dernier point est de plus en plus effacé (notamment dans Vampire Diaries, bien que ça n’aille pas jusqu’au point de Twilight où les Cullen sont résolument pacifiques) et, surtout, ils veulent à tout prix s’insérer dans la société humaine. On peut se demander pourquoi. Après tout, ce sont des vampires, ils sont censés n’avoir rien à faire de nos conventions, mépriser la société humaine. Ils ne sont pas humains eux-mêmes, alors pourquoi chercheraient-ils à le (re)devenir et à vivre au milieu des hommes ? L’argument invoqué est alors d’ordre économique, du fait de l’obligation qu’ont les vampires de trouver de l’argent pour assurer leur train de vie.

Le vampire n’étant alors plus un mort-vivant contaminé par un démon, il peut désormais devenir tout et n’importe quoi, résultat d’expérience génétique (simple humain à l’agressivité et aux capacités surdéveloppées et obligé de boire du sang, mais encore possesseur de son âme et capable de sentiments et de remords), création des anges pour les servir (chez Nalini Singh), voire anges déchus en quête de rédemption (dans Les vampires de Manhattan), etc. Mais il perd son caractère révolutionnaire et subversif, il n’est plus celui qui soulève les interdits, et même s’il représente encore souvent une tentation à laquelle on peut difficilement résister, cette tentation n’est pas forcément mauvaise. Bien souvent, les héroïnes sont attirées par les vampires comme elles pourraient être attirées par n’importe quel homme sortant un peu de leur ordinaire. Le Bien et le Mal se mélangent, les frontières sont floues, il devient parfois difficile de différencier l’attitude des vampires de celle des chasseurs de vampires et de les justifier. Tous finissent par se ressembler, évoluant dans des nuances de gris.

Cela est très représentatif de notre société moderne, et bien entendu, on n’a plus le côté manichéen des récits d’avant. Pourtant, on a besoin de sens, en tant que lecteur et en tant qu’être humain. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Lestat, dans les livres d’Anne Rice, cherche à comprendre la nature des vampires et le secret de leurs origines, car il a besoin de réponses, lui aussi. Il cherche un sens à sa vie d’immortel, à son éternité, et s’il n’est pas en quête de Dieu (en qui il ne croit pas), la question de l’existence de Dieu est omniprésente dans les livres, question qui demeure sans réponse jusqu’à la fin, même après que Lestat a visité le Paradis et l’Enfer.

 

Au milieu de toute cette littérature, Buffy constitue une exception, et, alors que la façon – trop romantique et trop humaine – dont la nature des vampires est aujourd’hui traitée finit par lasser dans la plupart des fictions récentes, la prise de position de Joss Whedon, lorsqu’il a repris le mythe pour créer sa série, est remarquable. À l’origine, même s’il s’agit effectivement d’une série télévisée, Buffy a tellement influencé la littérature vampirique qu’on est bien obligé d’en parler. D’ailleurs, de nombreux romans Buffy ont été écrits, directement dérivés de la série (bientôt réédités chez Milady) et aujourd’hui, ce sont des comic-books qui en racontent la suite.

Dans Buffy, l’aspect démoniaque et sans âme du vampire n’est pas masqué, rejeté, refoulé, comme il l’est si souvent dans la littérature moderne. Au contraire, il a été conservé et mis en évidence. Ainsi, même si les vampires restent en grande partie à l’image de ce qu’ils étaient au cours de leur vie (Angel est une sorte de looser, avant d’enfin se prendre en main à Los Angeles, dans le spin-off éponyme de Buffy), ils restent néanmoins fondamentalement différents des hommes, et l’héroïne elle-même le répète sans cesse : les vampires sont mauvais, dangereux ; on ne peut pas leur faire confiance et on ne peut les considérer comme des êtres humains, mais comme des démons. Si certains d’entre eux ont un comportement différent, il y a toujours une bonne raison : pour Angel, c’est parce qu’on lui a rendu son âme contre son gré, suite à une malédiction jetée par les gitans, et il souffre ensuite mille morts dues au remords. Par la suite, Spike devient également un vampire différent, d’abord parce qu’une puce dans le cerveau l’empêche de mordre des êtres humains, puis parce qu’il va, lui aussi, retrouver son âme. Mais leur différence de comportement est clairement expliquée et ne jette aucun doute sur la nature maléfique du vampire, à la base.

La nouveauté de Buffy, à l’époque, c’était aussi qu’elle promouvait une autre vision de la femme, en renversant les stéréotypes des films d’horreur d’alors. L’héroïne ressemble volontairement à la jolie blonde qui se fait occire de façon brutale en début de film, mais en réalité, c’est elle qui « botte les fesses » des vampires et des divers monstres. Les personnages les plus puissants de la série sont des femmes, telles que les Tueuses, Buffy, Faith, ou encore Willow la sorcière. Les hommes, quant à eux, sont souvent plus ordinaires (Alex) ou indécis (Angel avant de reprendre en main son destin, Spike qui court après Buffy mais n’a pas de vrai but dans l’existence pendant longtemps…). L’image de la blondinette qui se fait bêtement tuer est même cassée encore plus fortement dans le tout premier épisode, quand la petite lycéenne blonde, dans son joli petit costume de lycéenne, parfait prototype de la screaming girl qu’on assassine à la troisième minute du film, se révèle en fait être un vampire (Darla) qui massacre allègrement le jeune homme avec lequel elle se trouve. On pensait que le danger venait de l’extérieur, mais c’était elle, le danger, en réalité.

C’est en cela que Buffy est l’annonciatrice de toute la littérature d’aujourd’hui appelée « bit-lit », terme français créé en clin d’œil à la chick-lit et désignant un courant particulier d’urban fantasy, parce qu’elle a donné à la femme une place différente. Dès lors, ce ne sont plus les créatures fantastiques qui sont au cœur de l’histoire, mais ce ne sont plus des héros non plus, ce sont des femmes. Et toute la bit-lit raconte des histoires de jeunes femmes indépendantes qui se trouvent confrontées à des phénomènes paranormaux et des monstres issus de fantastique, tels que les vampires. Ceux-ci ne sont plus le sujet principal de l’intrigue ; ils ne sont même bien souvent qu’un prétexte à raconter des histoires de femmes, pour des femmes. Dès lors, on comprend le relatif ras-le-bol d’une partie du public par rapport au vampire aujourd’hui, même s’il reste toujours un thème littéraire de premier ordre. Peut-être que cette façon de lui enlever ses crocs est à l’origine de ce rejet partiel, plus que le fait d’avoir subi un raz-de-marée d’histoires vampiriques.

 

Les histoires vampiriques, quand elles sont bonnes, sont aussi agréables à lire que le reste, mais j’ai envie de dire : « par pitié, rendons ses crocs au vampire ! » Et tant qu’on y est, rendons aussi les zombies au monde des morts et les loups-garous à la bestialité ! Nom d’un chien, ce sont tous des monstres, et c’est ça qui nous fait frissonner, qui nous fait peur et nous attire. Cela nous renvoie à nos propres monstres intérieurs, à nos peurs inavouées d’être nous-mêmes des monstres… ou de pouvoir en devenir. Mais « castrer » les monstres en en faisant trop souvent de simples sujets de romance est assez restrictif. Redevenons sérieux une minute : un zombie qui tombe amoureux et dont on peut tomber amoureuse, vous avez déjà vu ça, vous ? Un zombie, c’est un mort, non ? Un mort-mort. Bon, il bouge, mais au ralenti. Et il est en décomposition. Vous trouvez ça glam’, vous ? Alors, ok, il semble que soit née une nouvelle race de zombies. Pas morts-morts, qui bougent normalement, qui pensent et qui ne se décomposent pas. Mais ce ne sont plus des zombies, alors. Si ? Soyons francs : non.

Il en va de même pour les vampires. Un vampire qui ne craint pas le jour, qui n’éprouve pas l’attrait du sang (ou si peu), qui se pose tout un tas de questions philosophiques sur le Bien et le Mal et recherche le Bien, alors qu’il est censé, à la base, être une créature maléfique qui ne suit que ses instincts, ses envies, ses désirs… eh bien, pour moi, ce n’est pas un vampire. Evidemment, si on en reste seulement à la vision classico-gothique du vampire, cela limite les possibilités de fiction, j’en conviens, en ce sens qu’on peut rapidement verser dans les récits horrifiques et que cela ne permet pas toutes les histoires qu’on écrit aujourd’hui.

Voilà pourquoi il est important de trouver des ressorts narratifs permettant de créer des vampires un peu différents, des vampires avec une âme, des vampires bridés, des vampires obligés de combattre aux côtés des humains, des vampires tombant amoureux, etc. La seule chose importante, c’est que cela ait un sens, que leur comportement ait une justification qui tienne la route. Un vampire ne devient pas gentil parce qu’il l’a décidé. Ce n’est pas dans sa nature d’être gentil. Il faut une raison valable. Et pour écrire une histoire vampirique qui tienne debout, il faut garder présente à l’esprit la véritable nature du vampire de base : il n’est pas forcément immoral, mais il est amoral.

De là cette réflexion que je partageais récemment avec d’autres auteurs : à mon sens, la créativité ne consiste pas nécessairement à imaginer de nouvelles mythologies, parfois tirées par les cheveux, mais aussi à réinvestir les mythes anciens pour leur donner une vigueur nouvelle, un souffle nouveau, à condition de le faire correctement, sans se lancer dans des dérives qui, au lieu de venir enrichir le mythe, l’appauvrissent. Evidemment, en créant un monde entièrement nouveau, sans se baser sur quoi que ce soit de ce qui a été fait avant, le problème ne se pose pas. Mais peut-on vraiment écrire en ne s’inspirant d’absolument rien de ce qui nous précède ? Notre imaginaire est forcément nourri de ce qui s’est fait auparavant et que nous avons lu. Même le nouveau roman, qui consistait à faire table rase du passé, lequel était rejeté en bloc, s’appuyait néanmoins sur lui, par simple opposition. Ainsi, qu’on la rejette ou qu’on l’intègre à sa propre œuvre, on ne peut nier qu’il y a une tradition littéraire avant nous. A nous de trouver notre place et notre façon personnelle de nous exprimer.

Réinvestir la légende en la modernisant, mais sans lui faire perdre son sens, est un défi délicat. Et pour y réussir, il faut avant toute chose que le mythe parle d’abord à l’auteur lui-même, et lui parle tellement qu’il aura quelque chose à dire dessus. Il arrive que, parfois, le mythe soit revisité de telle façon qu’on ne peut que s’incliner devant la créativité de l’auteur. Je pense ainsi à la refonte totale du mythe qu’a effectuée Melissa de la Cruz dans Les vampires de Manhattan et qui est absolument magistrale. De même, tout récemment, j’ai grandement apprécié le roman Le premier sang de Sire Cédric. Il est dans la veine des précédents, policier fantastique, mais dans celui-ci, l’auteur revisite également le mythe du vampire de façon très originale, preuve que cela est encore possible pour ceux qui ont le talent.

C’est que, si on veut bien le laisser s’exprimer vraiment, le vampire a encore beaucoup à nous dire. Non pas nécessairement en tant que simple créature fantastique qui permet d’écrire des romances bit-lit, mais parce que, si on le considère toujours comme cet autre qui transcende les interdits et qui nous entraîne à sa suite, il est une métaphore de ce qui se cache au fond de nous, de notre propre propension à nous, humains, à faire le Mal et à nous laisser contaminer par lui. Dès lors, le vampire interroge sur nous, ce que nous sommes, sur la condition humaine, l’essence de la vie, sur le Bien et le Mal en nous et dans le monde. Il permet d’explorer le côté obscur de l’être humain et d’aborder beaucoup de questions existentielles. Encore faut-il lui laisser ses crocs, au sens propre et au sens figuré.

 

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