par Sklaerenn Baron (copyright)
Création de Chocolat Design. |
Toutefois,
certaines quittaient définitivement le couvent, telle cette jeune fille rieuse
qui ne cessait de bavarder en préparant ses bagages. En ce début de printemps
1789, Alix de la Chaussée d’Arville, quinze ans passés, était grande et
fine ; son visage au teint clair dans lequel deux yeux verts à
l’expression malicieuse retenait toute l’attention, était rehaussé d’une
cascade de boucles dorées, selon la mode d’alors. Sa voix et ses manières
trahissaient une santé et une joie de vivre éclatantes, mais aussi une activité
débordante où transparaissait par instants un caractère volontiers autoritaire
et parfois même moqueur.
Tout entière à son
bonheur d’échapper enfin à l’ambiance sévère du pensionnat et de retrouver le
grand air de ses montagnes, elle aborda Béatrice, une de ses compagnes, et
esquissa avec elle un pas de danse en fredonnant un air grivois :
— Jeanneton
prend sa faucille, la rirette, la rirette ! Jeanneton prend sa faucille,
pour aller couper les joncs ! Pour aller couper les joncs !
— Alix,
voyons ! gloussa sa comparse.
Béatrice était
pourtant habituée aux frasques de son amie. Celle-ci, très éprise de liberté,
était restée rebelle sous ses apparences policées, et les règles strictes des
religieuses n’avaient pas réussi à la dompter.
— Allons,
Béatrice, chante avec moi ! Nous quittons enfin cette prison, cela ne
mérite-t-il pas une petite chanson ? D’autant que nous allons faire notre
entrée dans le monde à l’automne, pour nos seize ans ! Toi à Paris, et moi
à Grenoble, d’abord, puis je ne sais où. À nous six mois d’essayage de robes et
d’apprentissage de ces secrets terriblement féminins, comme la pose des mouches
et toutes ces choses frivoles que n’oseraient jamais nous enseigner les nonnes !
— En ce qui
me concerne, je ne dis pas, mais toi, tu détestes ça.
— Je suis
prête à faire quantité d’efforts inimaginables pour retrouver la Chaussée
d’Arville et courir à nouveau dans les bois !
Béatrice leva les
yeux au ciel.
— Oui, et te
bagarrer comme le garçon manqué que tu es !
Alix fit une
petite moue comique. C’était là une chose qu’elle ne pouvait nier. Elle était
née à la place de l’héritier mâle espéré par son père et était restée fille
unique à cause de la fragilité de sa mère. Son père, le marquis de la Chaussée
d’Arville, issu d’une vieille lignée de la noblesse d’épée, l’avait alors
élevée comme un fils, répartissant son temps entre l’équitation et les passes
d’armes en sa compagnie, les parties de chasse et l’initiation à la nature avec
son intendant, Bradroc, ainsi que les leçons d’histoire, de latin, de
mathématiques et de sciences de M. Jolivet, le précepteur qu’il avait engagé.
Plutôt intrépide,
Alix s’était épanouie grâce à cette éducation hors normes. Désormais, il en
fallait beaucoup pour l’affoler et elle se plaignait rarement de ce qui pouvait
lui arriver. Ce n’était pas une de ces jolies courtisanes de la Cour, prêtes à s’effondrer,
victimes des « vapeurs ». Jamais les sels n’avaient été utilisés sur
elle, ce qui lui conférait un sentiment secret de fierté. Elle ne faisait pas
de malaise pour un rien, elle ! Elle ne craignait pas les longues
randonnées à cheval ni les parties de chasse en pleine montagne, bien au
contraire.
La marquise
réprouvait un peu cette manière de faire, mais voyant le bonheur de son mari et
de sa fille – et incapable de s’y opposer –, elle n’avait rien dit. Cependant,
au douzième anniversaire d’Alix, sa mère avait exigé qu’on lui procurât enfin
l’éducation convenable qu’une personne de son rang devait recevoir. Le marquis
s’était incliné, reconnaissant qu’Alix devenait trop grande pour se comporter
comme un garçon.
Originaire de
Savoie, duché appartenant au royaume de Piémont-Sardaigne et non au royaume de
France, l’enfant avait néanmoins été envoyée à Grenoble, où elle avait passé
presque trois ans au couvent des Sœurs de la Rédemption. Il faut dire que la
Savoie vivait en complète osmose avec la France sur le plan culturel et il
était donc naturel pour la noblesse de cette région de se tourner vers le grand
pays voisin pour assurer l’éducation de ses fils et filles.
Lorsque Alix
rentrait chez elle pour les congés, les leçons maternelles prenaient le relais,
toujours complétées par celles de M. Jolivet. Littérature, danse,
broderie, musique et autres savoirs féminins n’eurent bientôt plus de secrets
pour elle. Tout cela sans compter les enseignements de sa nourrice, Faustine,
qui l’avait initiée aux secrets des femmes soignantes, étant elle-même
guérisseuse.
— Exactement !
répliqua Alix d’un ton énergique. Peut-être même irai-je me promener nue sous
la lune pour fêter cela !
Et tandis que son
amie ouvrait de grands yeux offusqués, la jeune fille éclata de rire avant de
reprendre avec entrain :
— En chemin,
elle rencontre, la rirette, la rirette ! En chemin, elle rencontre quatre
jeunes et beaux garçons ! Quatre jeunes et beaux garçons !
Catastrophe !
Ce fut le moment que choisit une religieuse pour pénétrer dans le dortoir. La
chanson lui parvint aux oreilles et la laissa scandalisée :
— Mademoiselle
de la Chaussée d’Arville ! Mademoiselle de Bray ! Comment pouvez-vous
vous comporter de la sorte ? Voulez-vous donc être convoquées dans le
bureau de la Mère supérieure pour votre dernier jour ? Pensez-vous que ce
soit là une attitude digne de jeunes filles de votre rang ?
Les deux
demoiselles rougirent, étouffèrent un petit rire amusé et reprirent leur
travail. La religieuse, qui était encore jeune, ne put s’empêcher de sourire à
son tour et, faisant preuve d’indulgence, leur tourna le dos pour poursuivre
son inspection des chambrées.
— Que vas-tu
faire, maintenant ? demanda Alix à son amie.
— Je vais
retrouver mes parents à Paris. Dieu sait si j’aurais préféré rester dans la
région, par exemple ! Et aller rendre visite à mon oncle et ma tante.
— Oui, pouffa
Alix. Surtout à ton grand cousin ! Comment s’appelle-t-il, déjà ?
— Je ne te
l’ai jamais dit et je ne te le dirai pas. Tu serais capable de ne pas te contrôler
et de parler des sentiments que j’éprouve pour lui dans une conversation par
simple étourderie.. Ou même devant lui, si par hasard tu venais à le
rencontrer, ce qui serait pire encore.
— Béatrice !
protesta son amie en riant. Est-ce vraiment mon genre ?
— Tout à fait
ton genre !
Alix fit la moue,
puis dut reconnaître qu’elle n’était guère douée pour garder un secret. Non que
ça l’intéressât de cancaner, mais elle avait tendance à être trop spontanée et
trop franche. Elle disait ce qu’elle pensait, si bien qu’elle commettait
parfois des maladresses irréparables.
— Tu sais, je
ne fréquente guère les jeunes gens de la région, allégua-t-elle néanmoins. Je
ne risque pas de le croiser.
— Oui,
d’habitude, tu es bien plus occupée à battre la campagne avec ton vieux Bradroc
ou ton amie Marianne. Mais cela va changer. Bientôt, tu seras présentée à tous
les partis à marier, tout comme moi, d’ailleurs.
— Ne
faudrait-il pas que je sache alors qui est ton cousin, afin d’être bien froide
avec lui s’il devait succomber à mon charme et le rediriger vers toi ?
insista Alix, taquine.
— Certainement
pas ! Je ne veux pas qu’il puisse se douter de quoi que ce soit !
— Ma foi, si
tu es aussi troublée devant lui que tu l’es lorsque tu parles de lui, il doit
certainement déjà savoir à quoi s’en tenir.
Agacée, Béatrice
jeta son oreiller sur la malicieuse Alix qui l’esquiva en riant.
Peu de temps
après, un carrosse, tiré par deux chevaux et guidé d’une main sûre, s’arrêtait
devant la grille du couvent. Alix fit le tour de ses compagnes pour un au
revoir rapide. En dehors de Béatrice, qu’elle espérait retrouver bientôt
puisqu’elle l’avait invitée à passer quelques semaines chez elle, durant l’été,
elle n’était guère attristée de quitter les autres. Pour finir, l’espiègle
jouvencelle salua sa maîtresse de pensionnat de sa plus belle révérence ;
celle-ci ne la libéra pas avant les derniers conseils d’usage :
— Vous m’avez
donné du mal, Alix de la Chaussée d’Arville, mais vous êtes de noble sang et
d’excellente constitution. Je ne doute pas que vous serez une femme accomplie.
Enfin, Alix se
précipita vers la voiture, saluant le conducteur d’un geste de la main. C’était
Paul, un des palefreniers du château familial qui avait eu cet honneur. À
l’intérieur, dès que ses yeux furent accoutumés à la pénombre, Alix reconnut
Faustine qui l’attendait. Près d’elle se tenait Marianne, sa petite dernière.
D’un an et demi la cadette d’Alix, aussi blonde que son amie était brune, la jeune
fille avait passé toute son enfance en sa compagnie et l’avait suivie partout
pendant des années. L’aristocrate les embrassa avec affection.
— M. Jolivet
n’est pas du voyage ? s’enquit-elle, à propos de son précepteur.
— Non,
répondit Faustine avec un petit sourire. Le pauvre a fait une malencontreuse
chute et s’est foulé la cheville. Votre père a préféré le voir demeurer au
château et c’est donc moi qui suis venue vous chercher.
Alix ne put
s’empêcher de rire. Il était de notoriété publique que le sieur Jolivet
détestait les voyages, surtout dans ces carrosses inconfortables. Au contraire,
la nourrice de la descendante d’Arville avait certainement vu là une
opportunité de retrouver plus tôt sa protégée et ne s’en plaignait pas.
Deux autres
serviteurs à cheval, Bradroc, qu’Alix affectionnait particulièrement, et
Benoît, le majordome, escortaient le véhicule ; les routes de France
n’étaient pas très sûres, infestées de brigands d’autant plus audacieux que les
temps étaient difficiles. À vrai dire, celles de Savoie ne valaient guère
mieux. Mais plus les voyageurs étaient nombreux, moins ils risquaient de se
faire attaquer. S’ils portaient des épées, leur situation était encore moins
hasardeuse, et voilà pourquoi les trois hommes du convoi avaient revêtu des tenues
de gentilshommes et exhibaient leur rapière au côté, même si tous n’étaient pas
capables de la manier, loin de là.
En réalité, seul
Bradroc en connaissait le maniement. En effet, le marquis de la Chaussée
d’Arville, homme simple et gai, lui avait très tôt donné quelques leçons
d’escrime, pour occuper les solitaires soirées d’hiver au château. Bradroc
s’était montré bon élève et des duels courtois avaient souvent eu lieu dans la
grande salle. Le marquis avait d’ailleurs coutume de plaisanter à ce sujet, en
disant :
— Ce Bradroc
est une plus fine lame que son maître. Ceci va à l’encontre des lois de la
bienséance, mais qu’y faire ? Je ne puis me résoudre à le jeter dans un
cul-de-basse-fosse pour venger mon honneur !
Plus tard, Bradroc
avait essayé de transmettre cette science aux autres valets, sans grands
résultats, sauf auprès d’un certain Olivier, lequel avait été nommé
garde-chasse sur la propriété de la Chaussée. Alix, elle, était une redoutable
épéiste, et dans sa prime jeunesse, elle avait même participé avec succès à
quelques-uns des duels organisés par son père. Cependant, bien qu’elle se fût
habillée comme un garçon pendant des années, il n’aurait plus été convenable
qu’elle se déguisât en homme et portât une arme aujourd’hui. À son grand regret.
On partit aussitôt
et Alix, dans sa hâte de revoir ses parents et la demeure familiale, demanda au
cocher de diligenter les chevaux. Il était tôt et elle pouvait encore espérer
coucher le soir même au château. Bientôt, le carrosse avait quitté la ville et
roulait en pleine campagne, cahotant et brinquebalant. Alix, à l’intérieur du
véhicule, pressait Faustine et Marianne de questions. Elle voulait tout savoir
de ce qui s’était passé en son absence, tant en Savoie qu’ailleurs.
Elle apprit qu’au
royaume de Piémont-Sardaigne, les mauvaises récoltes des années 1780 avaient
appauvri les campagnes sans qu’elles aient encore pu s’en relever, et l’on
voyait à Chambéry, par exemple, une prolifération de loges maçonniques qui
réclamaient des changements à cor et à cri. Néanmoins, à Arville et aux
alentours, le marquis veillait au bien-être de ses paysans et ne les pressurait
pas d’impôts, ce qui n’était pas le cas partout. Il était également tolérant,
ce qui lui valait en retour le respect et la bienveillance de ses administrés.
S’il avait un garde-chasse, il laissait souvent faire les braconniers, lesquels
ne débusquaient généralement le gibier que pour se nourrir. Et même si la
chasse était en théorie un privilège de la noblesse, le marquis fermait les
yeux.
La situation
n’était guère différente en France, voire pire : le peuple avait faim et
il était bien plus violent que dans le Piémont, comme poussé à bout. Ainsi, à
Grenoble, presque un an auparavant déjà, la foule en colère avait brisé les
vitres de la maison municipale, puis, très vite, avait enfoncé la porte et
s’était précipitée comme une vague puissante à l’intérieur, sous les
applaudissements de tous les spectateurs. Aussitôt, volets, chaises, tables,
sofas, livres et papiers avaient plu par toutes les fenêtres du palais. Y avait
succédé une averse de tuiles, que les insurgés avaient jetées sur les soldats.
L’affaire avait fait grand bruit, on devinait que quelque chose couvait. Et à
dire vrai, le règne du roi Louis le Seizième ne prenait pas une tournure des plus
paisibles.
La grande peur
d’Alix, cependant, ne résidait pas dans la situation économique et politique de
sa région ou du pays voisin, mais bien plutôt dans celle de Marianne :
elle savait que son amie d’enfance, à presque quatorze ans, était désormais en
âge de travailler, et elle avait craint, en partant après Noël au pensionnat,
de ne point la retrouver à son retour. Elle apprit alors avec soulagement que
Marianne avait été embauchée au château comme chambrière.
— Quelle
bonne idée ! s’exclama Alix. Il est vrai qu’Antoinette avait du mal à s’en
sortir seule ! Le château est tellement grand et il y a tant à
faire ! J’espère quand même que nous pourrons encore nous promener, toi et
moi, comme par le passé ! Nous sommes sœurs de lait, il serait injuste de
nous séparer !
— C’est bien
ce qu’a pensé Madame la marquise, répliqua Faustine avec un sourire. Et elle se
doutait que la nouvelle vous ferait plaisir, Mademoiselle la comtesse.
Faustine avait
toujours considéré que la fille du marquis portait réellement le titre de
comtesse. En réalité, n’étant pas de sexe masculin, Alix n’y avait pas droit,
mais par courtoisie, tout le monde la désignait ainsi.
— Faustine,
lorsque nous sommes entre nous, ne pourrais-tu me tutoyer comme tu le faisais
autrefois ? Tu es toujours ma nourrice, tu sais.
Faustine était
bien plus que cela, à vrai dire. Deux jours avant la naissance d’Alix, cette
brave femme avait perdu un bébé, un garçon qui, s’il avait vécu, n’aurait eu
qu’un mois de plus qu’Alix. Lorsque celle-ci vint au monde, sa mère, de faible
constitution, ne pouvait la nourrir et on la confia donc à celle qui
deviendrait sa nourrice. Encore endeuillée, Faustine s’était attachée au
nouveau-né de toutes ses forces, comme une seconde mère. Non seulement elle
l’avait nourrie, mais elle l’avait aussi souvent gardée lorsque la marquise
était malade ; elle l’avait élevée en grande partie et lui avait appris
nombre de choses précieuses à savoir. Sans compter qu’elle lui avait donné la
fessée plus souvent qu’à son tour, laquelle était généralement méritée, devait
reconnaître Alix avec honnêteté.
La brave femme
rougit et hocha la tête.
Les chevaux
trottaient sur la route pierreuse avec allégresse. L’équipage avait parcouru
plus de sept lieues et avait dépassé Crolles, au nord-est de Grenoble. La
propriété de la Chaussée d’Arville se situait en effet dans les montagnes, à
environ cinq lieues de Chambéry. Les voyageuses, jusqu’ici toutes au plaisir de
leurs retrouvailles et de la conversation, commençaient à montrer des signes de
fatigue lorsque l’écho d’un galop retint leur attention. L’équipage traversait
une forêt et il restait encore quelque distance pour atteindre le village de La
Terrasse où ils espéraient faire halte et se restaurer avant de reprendre leur
chemin.
Alix se pencha à
la fenêtre et vit approcher un cavalier, galopant vers eux à toute allure. Il
était jeune et avait fière allure, pour le peu qu’elle pût en juger. Brun, très
grand, les épaules carrées, habillé en gentilhomme. À cette distance, elle ne
pouvait rien distinguer de plus, sauf qu’il se tenait fort bien en selle,
faisant corps avec sa monture, accompagnant du bassin les mouvements de son
cheval, un magnifique étalon de couleur gris foncé, ce qui dénotait un cavalier
émérite. En connaisseuse chevronnée, elle ne pouvait qu’apprécier son maintien.
— Oh, le bel
homme ! s’exclama-t-elle spontanément, tandis que Marianne approuvait d’un
hochement de tête admiratif et que Faustine, tenue par son rôle de chaperon, se
scandalisait d’une attitude aussi déplacée.
Alors que leurs
routes allaient se croiser, un cri strident s’éleva et soudain, une
demi-douzaine de malandrins surgit des buissons, à quelques toises de la
voiture, obstruant le passage dans les deux sens. Retraite coupée, le véhicule
dut stopper immédiatement. Tout de suite, l’aspect des assaillants interpella
Alix : ils étaient vêtus proprement et avaient l’épée à la main, preuve
qu’ils savaient manier la lame. Fallait-il en déduire qu’ils n’étaient pas des
bandits de grands chemins, mais plutôt des tueurs missionnés ?
Quoi qu’il en fût,
ils se précipitèrent aussitôt sur le cavalier, dédaignant le coche, ses
occupantes et son escorte. Sans doute en voulaient-ils plus à la vie du jeune
homme qu’à sa bourse, car ils ne prononcèrent pas un mot et l’attaquèrent sans
préambule. Mais il dégagea sa rapière en un clin d’œil et riposta aussitôt,
apparemment à peine surpris par cette attaque inattendue. Cherchant à éviter
l’encerclement, il se rapprocha du carrosse que des duellistes acharnés
entourèrent bientôt.
Devant le danger,
Bradroc mit à son tour la main à l’épée pour défendre les passagères et prêter
assistance au jeune cavalier. Benoît, en revanche, s’écarta immédiatement,
tandis que Paul restait sur son siège, tétanisé par la terreur. Faustine et Marianne
ouvraient de grands yeux affolés sur le combat qui se déroulait devant elles.
Alix, quant à elle, trépignait sur place, suivant tous les mouvements des
adversaires.
— Bradroc,
prends garde ! s’écria-t-elle soudain.
Elle ne pouvait
s’empêcher de frissonner d’angoisse autant que d’excitation. Les leçons
d’escrime de son enfance et les souvenirs des bagarres avec les gamins du
village remontaient à la surface, diffusant l’adrénaline dans ses veines. Une
part d’elle était presqu’aussi terrifiée que sa nourrice, mais l’autre
regrettait d’être une fille obligée de porter une robe et de ne pouvoir
participer au combat.
Encourageant ses
compagnons de la voix, elle dégaina la petite dague italienne que lui avait
offerte son père à son septième anniversaire, prête à défendre la portière du
carrosse et ses occupantes s’il le fallait. La bataille prenait une tournure
diabolique : les spadassins s’acharnaient, juraient, sautaient, se
fendaient. Les épées se croisaient, cliquetaient avec une rapidité infernale et
leur pointe effleurait parfois le véhicule. Brusquement, Faustine et sa fille
poussèrent un cri strident, tandis qu’Alix se rattrapait de justesse au montant
de la portière : un des chevaux de l’attelage avait été blessé dans
l’escarmouche et s’était écroulé, entraînant avec lui le carrosse qui
basculait. Par chance, il vint s’appuyer contre un tronc d’arbre, ce qui
l’empêcha de verser complètement dans le fossé.
Fort heureusement,
les attaquants étaient de médiocres bretteurs et le jeune cavalier parvenait à
esquiver les coups sans trop de peine. Mais l’un des brigands blessa son
cheval, lequel s’écroula soudain sous lui. L’inconnu sauta à terre avec agilité
et, protégé d’un côté par l’attelage du carrosse, de l’autre par sa monture, il
poursuivit l’assaut. L’animal, affolé, lançait de terribles ruades et lui
faisait de son corps un rempart que les bandits hésitaient à franchir.
Néanmoins, le
jeune homme se fatiguait, sa résistance fléchissait. Alix devait faire quelque
chose. Lorsque les assaillants en auraient fini avec leur victime, nul doute
qu’ils se tourneraient vers eux pour supprimer les témoins de leur crime.
Hélas, leur véhicule était immobilisé. Ils étaient coincés, sans espoir de se
dégager rapidement.
Alix se tourna
vers Paul, toujours tétanisé sur son siège, lui désignant de la main l’animal
blessé qui gisait sur le chemin. Dans un regain de courage, il se redressa pour
détacher la bête et l’éloigner, mais s’écarta aussitôt des bretteurs,
épouvanté. Benoît, lui, du haut de sa monture, faisait de son mieux pour
écarter les coupe-jarrets du carrosse.
Alix
l’interpella :
— Benoît,
donne-moi vite tes pistolets et va les aider ! cria-t-elle en désignant
Bradroc et l’inconnu.
— C’est que
je ne suis pas habile avec une épée ! protesta-t-il.
— Mais tu as
ton bâton ! Fais vite !
Benoît hésita une
seconde avant de se rendre aux arguments de la jeune fille à qui il tendit ses
armes. Puis, sortant son immense gourdin noueux de sa ceinture, il s’élança sur
sa monture, prit les bandits à revers et en assomma deux proprement en un
mouvement circulaire, débarrassant Bradroc de ses agresseurs. On aurait dit un
paysan fauchant les blés en été.
Se penchant par la
portière, Alix fit feu, touchant un des assaillants qui recula aussitôt sous le
couvert des bois. Un autre tomba à terre sans qu’elle sût s’il était mort ou
juste blessé – elle espérait de tout cœur que cette deuxième hypothèse était la
bonne. Bradroc, libre de ses mouvements, se fendit en avant et désarma un
troisième brigand qui prit la fuite à son tour.
Cependant, le
dernier assassin n’entendait pas se rendre si aisément. Contournant le cheval
estropié du jeune cavalier, il parvint à frapper sa cible avant que Bradroc se
jetât sur lui. Il l’évita et se saisit d’une trompe. Tout en se défendant, il
en joua alors autant qu’il put, jusqu’à ce que l’intendant le transperçât d’une
passe d’arme habile. Marianne poussa un cri et Alix retint un sursaut. C’était
la première fois qu’elle voyait quelqu’un se faire tuer au cours d’un duel et
elle en était secouée.
Elle n’eut
cependant pas le temps de s’appesantir sur son ressenti, car c’est à cet
instant que le jeune homme s’effondra, à la limite de l’inconscience, les yeux
clos. Le combat était terminé. Bradroc descendit de cheval et releva aussitôt
l’inconnu, le soutenant contre lui. Tandis que les blessures des autres hommes
n’avaient guère touché Alix, elle fut effrayée de l’état du jeune cavalier
quand elle constata sa pâleur. Elle ne voulait pas qu’il mourût, comme celui
qu’elle venait de voir trépasser.
— Vous autres,
êtes-vous saufs ? s’enquit-elle néanmoins, en s’adressant à l’ensemble des
serviteurs.
— Oui,
mademoiselle, la rassura-t-on aussitôt. Tout va bien.
— Parfait.
Dans ce cas… Faustine, viens vite m’aider à l’examiner ! s’écria-t-elle
alors en sautant d’un bond hors du carrosse.
Avec l’aide de sa
nourrice, elle ausculta rapidement l’étranger. Sa cuisse présentait une plaie
assez profonde, mais aucune artère ne paraissait touchée, car il n’y avait pas
de grosse hémorragie. Une chance. En revanche, l’épaule saignait abondamment.
Alix n’eut pas le
temps de s’apitoyer. On avait entendu le coup de trompe du spadassin et
d’autres tueurs s’approchaient déjà à travers bois, faisant craquer les
branches mortes et s’encourageant de la voix. Un galop de chevaux s’élevait
aussi dans le lointain, sur la route. Tout en pressant un grand mouchoir sur
l’épaule du gentilhomme pour contenir l’afflux de sang, Alix prit conscience de
leur situation.
— Tonnerre !
s’écria Bradroc. Les renforts de ces pendards arrivent ! Avec l’attelage à
refaire… Nous sommes pris comme des rats dans une souricière !
Visiblement, il
lui en coûtait de l’admettre, mais, au-delà de son orgueil blessé, Alix
entendit nettement l’angoisse dans sa voix. De la part de cet homme solide
qu’elle connaissait depuis sa naissance, il n’y avait rien de plus effrayant.
— Ah
non ! Pas vous, Bradroc ! s’exclama-t-elle en tentant de maîtriser le
tremblement de sa voix et les battements affolés de son cœur. Si vous baissez
les bras, c’est là que nous sommes perdus !
(À suivre)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire